« C’était contre mon gré qu’on me l’enfilait,
ensuite comme vêtement de nuit, il devenait asphyxiant, surtout quand les nuits
volaient de la chaleur aux jours. En outre, ceux qui les avaient cousus
n’étaient pas des couturiers stylistes, qui savaient faire de belles étoffes,
avec l’aiguille d’une machine à coudre, mais c’étaient des ouvrières, mal
payées et travaillant à la chaîne, et puis qui n’avaient pas le temps de
vérifier si la taille du prototype initial était bonne ou si les proportions
étaient équilibrées et convenables.
SINGER, la légendaire machine à coudre qui se chargeait
de corriger les erreurs d’usine, chez les couseuses du souk hebdomadaire
devrait les plaindre, pour cette criarde malhabileté. Cette noble machine que
toutes les femmes inventives aimaient avoir dans leur chambre de couture, avait
sauvé pas mal de foyers de la misère et de la mendicité. Tel un bon samaritain,
elle continue, de nos jours, d’assurer en tant que gagne-pain, la croûte pour
de nombreuses familles, notamment dans les agglomérations semi-rurales.
Dans les souks régionaux, clairsemés çà et là, on voit
toujours de vieux spécimens. Ainsi, si les arracheurs de molaires cariées qu’on
appelle « dentistes ambulants », se servent d’un haut-parleur pour attirer la
foule, les couseuses travaillent en silence et dans la concentration.
Dans les maisons où l’on prône le labeur, on réserve une place
de choix à cette machine insolite. Quand les femmes se livrent aux travaux
manuels, outre que le lavage de la vaisselle et du linge sale, elles trouvent à travers cette acupuncture
sur étoffe, de quoi cribler la peau épaisse du temps ennuyeux, tout en
retrouvant un nouvel élan pour les autres corvées ménagères.
S’il y a une machine sacrée, ce devra être cette
machine-là qui émet un son spécifique. De toute la diversité des appareils
mécaniques, je n’en vois pas une qui soit digne de louanges. Il n’y a qu’à
contempler, avec sagesse, ce qu’elle fait. Son comportement exemplaire fait des
envieux. Elle ne fait pas de racisme entre les tissus et elle accepte tous les
fils de couture, sans distinction ni de couleur, ni de tresse. Outre ces
qualités indiscutables, que même les plus vertueux de nos hommes n’ont pas,
cette machine à coudre possède la magie de réconcilier l’inconciliable, de ressouder
les déchirures, d’unifier ce qui est désuni et disparate. Si les ciseaux
passent leur temps à découper, sectionner, séparer et créer la désunion, SINGER
apaise les rivalités. Elle ne connaît ni jalousie, ni vantardise, alors qu’en
cas de maladresse, les ciseaux, en finissant avec le tissu, s’en prennent
parfois aux doigts de ceux et celles qui les manipulent. Dans ce cas, ils
deviennent des ciseaux sanguinaires. Dans de nombreux films de gangstérisme,
l’arme du crime est un ciseau. Les scies électriques et les tronçonneuses sont
encore pires. Parfois, au lieu de couper le bois, elles se vengent du bûcheron
qui les manipule.
De couleur noire et enjolivée par de petites décorations,
cette machine à coudre, est d’une grande générosité. Elle donne sans rien
recevoir. Si les machines à vapeur réclament en permanence du combustible
(houille, bois…) pour se mettre en marche, celle-là ne demande qu’une petite
caresse. Comme dans une valse à deux temps, le pied de la couturière sert à
maintenir la cadence. Le mouvement alternatif du pied sert aussi à consolider
la physiologie des tondons, des mollets et des petits muscles de la cheville,
conformément au principe physiologique qui dit : « tout muscle qui
travaille se développe ». Bref, si certains outils disloquent et morcellent
sans arrêt, territorialisent et balkanisent à cœur joie, la machine à coudre,
en vraie battante, procède à leur unification, en offrant ses bons offices. De
son labeur, on pourrait déduire tant de fécondantes métaphorisations, ayant trait
avec la pudeur, l’élégance et la sobriété. A travers l’amalgame des tissus à
raccommoder, transparaît l’image de notre honteux monde. Cette machine
utilitaire et unioniste mérite d’autres superlatifs plus élogieux. Son rapport
avec les humains est, lui aussi, plein d’affection. Cet amour passe par la
paume palmaire de la main et par la plante nervurée du pied. Elle n’a ni la
traîtrise des outils de charcuterie ( les bouchers dont le nombre total des
doigts correspond à un chiffre impair savent de quoi je parle ) ni la
prétention des Moulinex, qui après une courte période de fonctionnement, ils
déclarent forfait. Elle est d’une longue longévité et de ce fait, elle mérite
tout notre respect, avec bien entendu, un sincère clin d’œil louangeur, à celui
qui l’avait inventée. Non seulement elle aide les pauvres, mais elle les rend
humbles. Ainsi, quand on voit une jeune couturière issue d’un milieu modeste,
le haut du thorax amoureusement courbé sur sa SINGER, on devine aisément
qu’elle n’est pas du genre à vendre sa chair au plus offrant ; et qu’en se
contentant du fruit de son labeur, elle s’endort chaque nuit, la conscience
tranquille et l’hymen intact.
SINGER est un joli nom. En anglais il devient
chantonnant. Comme machine ayant de la tendresse, elle fait de l’assemblage sa
doctrine fonctionnaliste. Quand elle s’amuse à faire des patchworks, avec des
moreaux de tissus de différentes trames et couleurs, elle s’apparente à un
verrier qui fait du vitrail. La mosaïque de verres colorés est consolidée, par
des plombs soigneusement incorporés. Pour SINGER, le plomb du patchwork, c’est
le fil de couture qui coule en douceur du rouleau cylindrique, tournant
verticalement autour de son axe, vers la place où il doit passer. Ainsi, quand
cette machine veut que rien ne désagrège son ouvrage, elle s’invente un tas de
passages insolites, en faisant l’aller et le retour, avec la même régularité,
sans changer de style graphique, ni d’interligne, puisque l’œil de l’aiguille
n’est pas assez grand. Ainsi, si certains écrivains, utilisant les ordinateurs
pour leurs tapuscrits, choisissent Times New Roman, Arial ou Helvetica, comme
caractères de police, SINGER dont on parle, n’en a qu’un seul et on pourrait
l’Appeler : «Singeria Americana», puisque c’est un américain nommé Issac
Merrit Singer qui a inventé cette machine à « écrire avec du fil ». Les vitraux
de SINGER sont opaques et d’une géométrisation élémentaire. Ce qu’elle perd en
transparence, elle le récupère dans la sobriété de la ligne. Les morceaux
retrouvent leur cohésion. La contiguïté synergique les unissent tous. A part
les tailleurs qui découpent le tissu avec une règle, les arrondis du patchwork,
ainsi constitué, sont d’une circularité ovoïdale. Mais la juxtaposition des
plaques de tissu leur ajoute un autre charme. Grâce à cette juxtaposition, le
rapiécé devient un motif d’un assemblage esthétique. Il suffit de donner libre
cours aux mains qui aiment les formes géométriques les plus originales.
Pour la petite histoire du « pyjama-moule » qu’on nous
imposait, on ne devrait pas incriminer l’appareil et lui endosser les défauts
de couture, car ce n’était pas lui qui, en s’auto-actionnant, avait fait fausse
route, mais le travail d’usine et ses contraintes. D’ailleurs, les machines à
coudre employées dans les grandes manufactures, n’avaient rien à voir avec la
romantique SINGER, que l’on vient de présenter avec ferveur, nostalgie et
solennité. Le travail en série les avait rendues plus robotiques. Or sensible
au toucher humain, l’appareil de Meritt suivait la souplesse de la main de
celle qui la manipulait. Elle était un symbole de la patience et de la
régularité.
Malgré le poids des ans, elle n’a pas perdu son flegme.
Elle n’aime ni précipitation, ni fainéantise. Ce n’est pas un cheval qu’on
éperonne, pour courir vite ou une ’’deux-chevaux’’ qui expire à la première dénivelée
du terrain ou un Solex qui, faute de carburant, sollicite des coups de pédales
supplémentaires. Quand elle se met à écrire des sonnets tristes avec du fil
noir, le tissu du pauvre écoute la complainte de sa poésie. Que de fils
luminescents n’a-t-elle pas rêvé, pour parfaire sa broderie.
L’ «aiguille-plume» dont elle se sert, écrit en cousant et coud en
écrivant. Elle ébauche la structure d’une langue inédite où même les ratures
ont leur beauté. Dans la régularité de son écriture réside la sobriété de ses
ineffaçables prédicats et la solidité de sa grammaire. Chomsky a omis de
l’ajouter à ses nombreux objets d’analyse linguistique. La sémantique dont elle tire l’essence et la
résonnance trouve tout son éclat dans l’utilitaire et dans le sauvetage de
couture. Les caftans de femmes, les gilets d’hommes, chemises fleuries,
persiennes brodées, housses de soie, mouchoir parfumés, tous appellent son
secours, quand un clou aimant se venger des jolis tissus allonge l’incision ou
quand une étincelle veut y laisser sa trace. Elle ne fait rien à la hâte et
chasse la honte du cœur des pauvres, des démunis et des laissés pour
compte.