Tuesday, January 23, 2024

Extrait du roman de RAZAK Le Pyjama du pauvre

 


« C’était contre mon gré qu’on me l’enfilait, ensuite comme vêtement de nuit, il devenait asphyxiant, surtout quand les nuits volaient de la chaleur aux jours. En outre, ceux qui les avaient cousus n’étaient pas des couturiers stylistes, qui savaient faire de belles étoffes, avec l’aiguille d’une machine à coudre, mais c’étaient des ouvrières, mal payées et travaillant à la chaîne, et puis qui n’avaient pas le temps de vérifier si la taille du prototype initial était bonne ou si les proportions étaient équilibrées et convenables.

SINGER, la légendaire machine à coudre qui se chargeait de corriger les erreurs d’usine, chez les couseuses du souk hebdomadaire devrait les plaindre, pour cette criarde malhabileté. Cette noble machine que toutes les femmes inventives aimaient avoir dans leur chambre de couture, avait sauvé pas mal de foyers de la misère et de la mendicité. Tel un bon samaritain, elle continue, de nos jours, d’assurer en tant que gagne-pain, la croûte pour de nombreuses familles, notamment dans les agglomérations semi-rurales.

Dans les souks régionaux, clairsemés çà et là, on voit toujours de vieux spécimens. Ainsi, si les arracheurs de molaires cariées qu’on appelle « dentistes ambulants », se servent d’un haut-parleur pour attirer la foule, les couseuses travaillent en silence et dans la concentration.  

Dans les maisons où l’on prône le labeur, on réserve une place de choix à cette machine insolite. Quand les femmes se livrent aux travaux manuels, outre que le lavage de la vaisselle et du linge sale,  elles trouvent à travers cette acupuncture sur étoffe, de quoi cribler la peau épaisse du temps ennuyeux, tout en retrouvant un nouvel élan pour les autres corvées ménagères.

S’il y a une machine sacrée, ce devra être cette machine-là qui émet un son spécifique. De toute la diversité des appareils mécaniques, je n’en vois pas une qui soit digne de louanges. Il n’y a qu’à contempler, avec sagesse, ce qu’elle fait. Son comportement exemplaire fait des envieux. Elle ne fait pas de racisme entre les tissus et elle accepte tous les fils de couture, sans distinction ni de couleur, ni de tresse. Outre ces qualités indiscutables, que même les plus vertueux de nos hommes n’ont pas, cette machine à coudre possède la magie de réconcilier l’inconciliable, de ressouder les déchirures, d’unifier ce qui est désuni et disparate. Si les ciseaux passent leur temps à découper, sectionner, séparer et créer la désunion, SINGER apaise les rivalités. Elle ne connaît ni jalousie, ni vantardise, alors qu’en cas de maladresse, les ciseaux, en finissant avec le tissu, s’en prennent parfois aux doigts de ceux et celles qui les manipulent. Dans ce cas, ils deviennent des ciseaux sanguinaires. Dans de nombreux films de gangstérisme, l’arme du crime est un ciseau. Les scies électriques et les tronçonneuses sont encore pires. Parfois, au lieu de couper le bois, elles se vengent du bûcheron qui les manipule.

De couleur noire et enjolivée par de petites décorations, cette machine à coudre, est d’une grande générosité. Elle donne sans rien recevoir. Si les machines à vapeur réclament en permanence du combustible (houille, bois…) pour se mettre en marche, celle-là ne demande qu’une petite caresse. Comme dans une valse à deux temps, le pied de la couturière sert à maintenir la cadence. Le mouvement alternatif du pied sert aussi à consolider la physiologie des tondons, des mollets et des petits muscles de la cheville, conformément au principe physiologique qui dit : « tout muscle qui travaille se développe ». Bref, si certains outils disloquent et morcellent sans arrêt, territorialisent et balkanisent à cœur joie, la machine à coudre, en vraie battante, procède à leur unification, en offrant ses bons offices. De son labeur, on pourrait déduire tant de fécondantes métaphorisations, ayant trait avec la pudeur, l’élégance et la sobriété. A travers l’amalgame des tissus à raccommoder, transparaît l’image de notre honteux monde. Cette machine utilitaire et unioniste mérite d’autres superlatifs plus élogieux. Son rapport avec les humains est, lui aussi, plein d’affection. Cet amour passe par la paume palmaire de la main et par la plante nervurée du pied. Elle n’a ni la traîtrise des outils de charcuterie ( les bouchers dont le nombre total des doigts correspond à un chiffre impair savent de quoi je parle ) ni la prétention des Moulinex, qui après une courte période de fonctionnement, ils déclarent forfait. Elle est d’une longue longévité et de ce fait, elle mérite tout notre respect, avec bien entendu, un sincère clin d’œil louangeur, à celui qui l’avait inventée. Non seulement elle aide les pauvres, mais elle les rend humbles. Ainsi, quand on voit une jeune couturière issue d’un milieu modeste, le haut du thorax amoureusement courbé sur sa SINGER, on devine aisément qu’elle n’est pas du genre à vendre sa chair au plus offrant ; et qu’en se contentant du fruit de son labeur, elle s’endort chaque nuit, la conscience tranquille et l’hymen intact.

SINGER est un joli nom. En anglais il devient chantonnant. Comme machine ayant de la tendresse, elle fait de l’assemblage sa doctrine fonctionnaliste. Quand elle s’amuse à faire des patchworks, avec des moreaux de tissus de différentes trames et couleurs, elle s’apparente à un verrier qui fait du vitrail. La mosaïque de verres colorés est consolidée, par des plombs soigneusement incorporés. Pour SINGER, le plomb du patchwork, c’est le fil de couture qui coule en douceur du rouleau cylindrique, tournant verticalement autour de son axe, vers la place où il doit passer. Ainsi, quand cette machine veut que rien ne désagrège son ouvrage, elle s’invente un tas de passages insolites, en faisant l’aller et le retour, avec la même régularité, sans changer de style graphique, ni d’interligne, puisque l’œil de l’aiguille n’est pas assez grand. Ainsi, si certains écrivains, utilisant les ordinateurs pour leurs tapuscrits, choisissent Times New Roman, Arial ou Helvetica, comme caractères de police, SINGER dont on parle, n’en a qu’un seul et on pourrait l’Appeler : «Singeria Americana», puisque c’est un américain nommé Issac Merrit Singer qui a inventé cette machine à « écrire avec du fil ». Les vitraux de SINGER sont opaques et d’une géométrisation élémentaire. Ce qu’elle perd en transparence, elle le récupère dans la sobriété de la ligne. Les morceaux retrouvent leur cohésion. La contiguïté synergique les unissent tous. A part les tailleurs qui découpent le tissu avec une règle, les arrondis du patchwork, ainsi constitué, sont d’une circularité ovoïdale. Mais la juxtaposition des plaques de tissu leur ajoute un autre charme. Grâce à cette juxtaposition, le rapiécé devient un motif d’un assemblage esthétique. Il suffit de donner libre cours aux mains qui aiment les formes géométriques les plus originales.

Pour la petite histoire du « pyjama-moule » qu’on nous imposait, on ne devrait pas incriminer l’appareil et lui endosser les défauts de couture, car ce n’était pas lui qui, en s’auto-actionnant, avait fait fausse route, mais le travail d’usine et ses contraintes. D’ailleurs, les machines à coudre employées dans les grandes manufactures, n’avaient rien à voir avec la romantique SINGER, que l’on vient de présenter avec ferveur, nostalgie et solennité. Le travail en série les avait rendues plus robotiques. Or sensible au toucher humain, l’appareil de Meritt suivait la souplesse de la main de celle qui la manipulait. Elle était un symbole de la patience et de la régularité.

Malgré le poids des ans, elle n’a pas perdu son flegme. Elle n’aime ni précipitation, ni fainéantise. Ce n’est pas un cheval qu’on éperonne, pour courir vite ou une ’’deux-chevaux’’ qui expire à la première dénivelée du terrain ou un Solex qui, faute de carburant, sollicite des coups de pédales supplémentaires. Quand elle se met à écrire des sonnets tristes avec du fil noir, le tissu du pauvre écoute la complainte de sa poésie. Que de fils luminescents n’a-t-elle pas rêvé, pour parfaire sa broderie. L’ «aiguille-plume» dont elle se sert, écrit en cousant et coud en écrivant. Elle ébauche la structure d’une langue inédite où même les ratures ont leur beauté. Dans la régularité de son écriture réside la sobriété de ses ineffaçables prédicats et la solidité de sa grammaire. Chomsky a omis de l’ajouter à ses nombreux objets d’analyse linguistique.  La sémantique dont elle tire l’essence et la résonnance trouve tout son éclat dans l’utilitaire et dans le sauvetage de couture. Les caftans de femmes, les gilets d’hommes, chemises fleuries, persiennes brodées, housses de soie, mouchoir parfumés, tous appellent son secours, quand un clou aimant se venger des jolis tissus allonge l’incision ou quand une étincelle veut y laisser sa trace. Elle ne fait rien à la hâte et chasse la honte du cœur des pauvres, des démunis et des laissés pour compte.      

 

 

 

Tuesday, January 16, 2024

Le système éducatif dans le roman ''Le Pyjama du pauvre'' de RAZAK

 

Feuillet littéraire tiré du roman ’’Le Pyjama du pauvre’’ paru en France (2018).   On y évoque le système éducatif. Le narrateur est un interne des années 70.  

 

 

« Quel rapport y avait-il entre le baccalauréat et le pyjama ? », je m’étais toujours posé cette question, peut-être stupide, mais ayant développé la manie de m’autoanalyser, je voulais éplucher davantage ce qu’il y avait derrière l’écorce et le vernis des choses.

« Les mots ne viennent jamais par hasard. Quelque chose d’insaisissable les motive », m’étais-je dit avec la perméabilité du jeune universitaire, ébloui par les lumières du structuralisme. Ayant développé l’esprit critique, je voulais régler cette question restée en suspens, depuis le secondaire. Pour bien m’autoanalyser, je répétais plusieurs fois la question : « Quel rapport y avait-il entre le baccalauréat et le pyjama ? ». A la énième interrogation, une bribe de réponse se profilait dans mon esprit : « ils voulaient que nous dormions dans le pyjama du système, afin d’espionner nos rêves ».

Non, c’était trop enchevêtré. Ce pyjama gouvernemental n’était pas sur mesure ; et qu’entre le tissu et le cerveau, il y avait un no man’s land qu’on ne pouvait pas franchir. Par conséquent, cette folle tentative descriptiviste serait vouée à l’échec. J’avais répété encore une autre fois le même exercice interrogatif, en creusant davantage les méninges et en fouillant dans le grouillant conglomérat des superlatifs :

« Penseraient-ils qu’en portant le même pyjama, on aurait le même rêve ; et qu’en ayant le même rêve, ils allaient enfin dompter nos esprits et nous contraindre, par le contrôle rigoureux de notre onirologie, à accepter tout ce qu’ils nous dicteraient ? »

Non, c’était trop savant, pour des fonctionnaires dogmatiques et intellectuellement bornés.

« Enfin, testons la voie qui mène à l’excitabilité des cellules nerveuses et leur dépendance vis-à-vis du sommeil : Est-ce que le pyjama aidait à dormir, pour calmer les nerfs et inhiber la réactivité revendicative ? », m’étais-je interrogé de manière sécante.

Ceux qui n’étaient pas passés par l’internat, ne serait-ce que pour une courte durée, pourraient dire hâtivement : « oui ». Mais les contre-exemples qui confirmaient la négation pullulaient. Même avec les pyjamas de luxe, rien n’était garanti. Se coucher élégamment, ne voudrait pas dire, forcement, retrouver le sommeil rapidement et faire de beaux rêves. J’avais vu des insomniaques bien « pyjamantés » du cou jusqu’aux orteils, qui donneraient ce qu’ils avaient de précieux pour retrouver un court somme.

Pendant le sommeil, beaucoup d’internes déliraient bruyamment. Il pouvait se passer des phénomènes étranges. J’en avais vu un de mes propres yeux. Ayant bu beaucoup d’eau, je m’étais réveillé au milieu de la nuit, pour aller aux toilettes. En entrant dans la salle d’hygiène, qui était collée au dortoir, je voyais un somnambule qui marchait les yeux fermés ; et même en essayant de le réveiller en douceur, il était resté dans son état somnambulique. Et je me demandais comment il avait fait pour rejoindre dans l’obscurité, d’abord son box, ensuite son lit, sans se tromper d’adresse et puis, un fait étrange, sans quitter son état de « dormeur éveillé ». Le lendemain, quand j’avais raconté aux copains, ce que j’avais vu la veille, on ne m’avait pas cru. On me prenait pour un halluciné. Son pyjama semblait d’une créature fantomatique. Plus tard, quand j’avais commencé à lire des revues de parapsychologie, j’avais trouvé une bribe de réponse à ce phénomène bizarroïde. Parmi les histoires dramatiques qui étaient arrivées à des somnambules et qu’une de ces revues spécialisées racontait, il y avait celle d’un bûcheron qui, assimilant sa femme à un arbre, il s’était mis à la tronçonner, avec sa tranchante hache. Soudain, le visage effacé du somnambule de l’internat resurgissait devant moi. On avait frôlé le désastre. Comme il était assez costaud, on pourrait craindre le pire. Il y aurait des morts par strangulation ou par asphyxie, si le somnambule pacifique imitait, dans son état second, le bûcheron. Dans de telles situations, la neutralité du pyjama serait à plaindre. Elle en ferait un complice, puisqu’il imitait les gestes du somnambule. L’intransigeance des maîtres d’internat serait due à l’idée maléfique qu’ils se faisaient de certains élèves. Chaque nuit, ils se disaient avec angoisse : « que va-t-il se passer ? ».

Beaucoup de gens avaient fantasmé sur l’internat, comme univers singulier. Ils avaient longuement disserté avec des expressions bien recherchées, entre le propos didactique et le documentaire, sur les nuits qu’on y passait. Mais le point de vue de quelqu’un qui était passé par là, était différent de celui ou de celle qui voyait les choses du dehors. Il fallait être dedans, pour paraître crédible. Signalons que les internats n’étaient pas tous les mêmes. Ça changeait d’un pays à l’autre. Le nôtre était copié texto de France. 

Ainsi, après moult réflexions tourbillonnantes, j’en étais arrivé à la constatation suivante : « le pyjama est un moule, qui en cas de décès, il devient linceul. D’ailleurs, ne dit-on pas parfois qu’Untel est mort dans son pyjama ? »

Pour pouvoir décrocher le bac, nous devions d’abord porter cet uniforme, comme un archétypique signe de formatage conformiste. Ils voulaient que notre vie coïncidât avec une certaine conception formaliste, mais les mieux positionnés, étaient ceux qui manipulaient, dans les coulisses, les choses et non ceux qui en étaient manipulés. Le point de vue personnel, que j’avais consciencieusement laissé mûrir, en tant qu’ex-interne, tenait compte aussi bien du pour que du contre. Comme synthèse, j’en avais déduit, que les études réunissaient deux modes de vie, certes corrélatifs, mais distincts, notamment quand on les voyait sous l’angle végétatif, lié aux conditions vitales. La permutation était possible, mais cela pourrait changer la donne : l’interne, débarrassé de l’omniprésent « œil qui juge », retrouverait une liberté relative, mais l’externe, en arpentant le chemin épineux inverse, verrait les cercles de la flaque marécageuse se concentrer autour de lui, dans le but de lui ôter son indépendance et de le conditionner.

L’enseignement biparti ainsi élaboré, d’abord entre filles et garçons, dans les collèges mixtes, ensuite entre internes et externes, pourrait créer une émulation, entraînant une probable amélioration des résultats scolaires, mais c’est au niveau des affects de l’instinctivité subliminale et objectale, que les traits distinctifs se jaugeront. Il serait temps de le dire : le référentiel, d’où on avait puisé les méthodes éducatives, n’était pas un référentiel de la bonne humeur, mais un référentiel de la contrainte, de la peur et du travail forcé, basé sur la réprimande. C’était un référentiel au service de la rigueur disciplinaire et non de l’épanouissement de l’être. Dans les Medersa de jadis et les couvents médiévaux, on retrouvait la même rigueur, la même atmosphère d’austérité, de privations et de refoulement.