Mohamed Sousdi était pour Lemchaheb ce qu'étaient Boujmiâ et Larbi Batma pour Nass el Ghiwane: une voix du genre fortissimo et une plume poétique féconde. C'était un Zejjal d'une verve ruisselante toute imprégnée de militantisme. Hindiphile jusqu'a la moelle et fan du roi du sitar Ravi Shankar, Sousdi s'est vu octroyer le prix de la meilleure voix en 1969 justement pour avoir chanté une chanson pathétique tirée du célèbre film hindi DOSTI (Essadaka). Le brillant vocaliste, auteur de «Oua Bghit Bladi» ne mâchait pas ses mots. Le mot «Bladi» placé au coeur de cette belle strophe a plusieurs sens. Il peut signifier le lopin de terre qu’on confisque à un pauvre paysan, comme il peut signifier patrie. Selon des témoignages livrés à la presse par le défunt, cette chanson présentée dans un cadre intimiste au palais royal de Bouznika aurait tiré les larmes au roi disparu. Tellement ému par la teneur sémantique et la puissance des mots et puis par la musique qui leur donnait forme le monarque se serait vu écrier par jubilation: «Ca, c’est de la vraie chanson!». L’appréciation était à sa juste valeur, car depuis son lancement au milieu des années 70, Lemchaheb a marqué des générations ensuivies notamment parmi les lettrés que compte le pays. Ils ont redonné au ghiwanisme ses lettres de noblesse, en y imprimant une touche sonore toute particulière. Personnellement, je le préférais aux autres groupes bien que Nass el Ghiwane jouisse du prestige du pionnier et je ne suis pas le seul à avoir un faible pour ce groupe magmatique qui avait dessiné des flammes rougeoyantes et emblématiques même sur les instruments de musique. On lui doit aussi d’avoir modernisé l’orchestration en introduisant des instruments électriques (la mandoline s’est dotée d’un amplificateur…) alors que d’autres se sont contentés du jumelage du banjo avec le Hajhouj (certains disent Sentir).
Il serait bon de rappeler à ce propos qu’avant que Transparency-Maroc ne soit créé dans le but de combattre la corruption Nass el Ghiwane et Lemchaheb avaient réussi à détourner les regards sur ce fléau qui ronge la société marocaine depuis des lustres. Ce serait dommage que juste après la mort de Boujemaâ Hakour (alias Boujmiâ) et de Larbi Batma, Nass el Ghiwane ait changé de style. Il est devenu plus édulcoré et moins virulent. Une chanson comme «Saifna Ouella Chettoua» (notre été est devenu hiver) haranguait les foules au point de la transe. Au stade Harti d’Agadir (1981) j’avais vu de mes propres yeux l’état d’ébullition dans lequel l’arène gazonnée était plongée. Le film «Al Hal» de Maânouni garde quelques Celsius endiablés dans ses bobines. Lemchaheb était le préféré des élèves des Instituts et grandes écoles comme l’Ecole des mines et l’école Mohammedia des ingénieurs. En effet, en 1976, célébrant la fête du mineur, le syndicat des élèves de l’ENIM avait réuni les cotisations nécessaires pour inviter Lemchaheh. Ce fut une soirée inoubliable. J’avais la chance d’y prendre part. La salle des fêtes jouxtant la préfecture de Rabat était archi-comble. Le seul désagrément qui avait enlaidi et noirci ce beau souvenir: les rafles nous attendaient vers minuit à la sortie de la fête. Les sécuritaires de l’époque qui avaient une dent cariée contre cette formation musicale marocaine qui faisait des maux de la société son cheval de bataille, voulaient exprimer à leur manière leur haine pour ce groupe engagé ainsi que pour leurs fans. Le fameux «Ahaydouss» avec lequel s’achevait la chanson «Daouini» (guéris-moi) avait excité ces fonctionnaires armées de menottes qui n’avaient de respect ni pour les musiciens, ni pour les ingénieurs supposés être des leviers de futur pour le pays. Quelle sale époque ! Certains élèves ingénieurs n’avaient pas pu regagner leur dortoir universitaire. Ils ont passé le reste de la nuit au jardin Hassane enfouis entre les buissons par peur d’être arrêtés par les policiers nocturnes dont la férocité et la hargne faisaient trembler même les murs de marbre. Ainsi, malgré les tractations et les embûches, Lamchaheb a poursuivi son cheminement. Côté engagement, il n’a pas fléchi d’un iota. Il est resté fidèle aux principes de base qui ont favorisé sa naissance et son épanouissement. Comme Nass el Ghiwane, Lemchaheb a vu le jour au Hay Mohammadi (Casablanca). Sousdi en fut un des membres fondateurs. Il naquit à Derb Moulay Cherif en 1951, mais ses parents et arrière parents furent issus d’Ait Aâtab (région de Tadla-Azilal) . Sousdi avait reçu les éloges du père du folksong contestataire Cheikh Imam et du leader palestinien Yasser Arafat. Qui de nous ne se souvient pas de ces jolis refrains: «Ya Majmaâ Laârab Noudou Nkalôu Sfoun al Ajam Fel Bhour Daret Quiyama» ou encore «A Laâfou Yababa Ouach al Hak Yzoul Lakloub al Keddaba Nsaouna bel Maâkoul» …? Des mots presque intraduisibles dans une autre langue et que seuls les marocains de la classe défavorisée savent en saisir la profondeur. De son vivant, Sousdi avait lui aussi eu sa part de l’oubli et comme on l’a déjà mentionné dans une chronique précédente: «on enterre bien nos morts et on tourne le dos aux vivants». J’aurais dû écrire survivants car il s’agit de pauvres rescapés acculés, à vivre à la marge à cause du bicéphalisme sociétal ambiant, hypocritement entretenu par ceux qui, gargarisés dans les municipalité et préfectures, font la pluie et le beau temps. Sousdi est mort mais ses refrains survivent. Il faudrait des rafales de vents érosifs pour que le brasier magmatique s’éteigne. Les troupes Nass el Ghiwane, Lemchaheb, Jil Jilalala, Izenzarne, Mesnaoua…ont révolutionné l’écoute marocaine. L’histoire musicale du pays leur doit une chose: ils ont virilisé la chanson populaire marocaine, car avant leur apparition c’étaient les Chikhates (danseuses du ventre) qui monopolisaient les estrades populaires.
RAZAK