Chasser l’ennui
Web-chronique de Razak.
«Chasser l’ennui, il revient au galop », la paraphrase idiomatique parait plus pertinente et plus explicite que l’adage originel où épistémologiquement, le naturel comportemental dans sa nuisible itération est mis en question. L’ennui, cet eternel revenant, guette plus les fortunés que les déshérités. Il importune en profondeur plus les cultivés que les illettrés. Les intelligences supérieures élégamment ou inélégamment émancipées, celles qui savent qu’elles savent sont sa proie, tandis que ceux qui ignorent qu’ils sont ignorants sont épargnés, jusqu’à ce qu’ils se réveillent de leur ignorance. Les animaux sauvages, malgré la férocité innée qui les distingue des autres créatures, ignorent ce que c’est que l’ennui. Ce qui les préoccupe instamment, ce sont la bouffe pour survivre, la sécurité du terroir et l’accouplement pour perpétuer l’espèce, soit grosso modo, le végétatif et la reproduction. Pour ce dernier besoin, l’adversité concurrentielle entre mâles en âge de procréer peut générer des bagarres acharnées où le plus fort anéantit le plus faible. Darwin a fondé sa théorie sur cet instinct animalier.
Les requins s’adonnent à ce carnage, au fond des mers, sans être poussés par l’instinct sexuel. Ils bouffent les poissons en grandes quantités. Mais pour éviter d’être phagocytés par ces mastodontes du milieu aquatique, les descendants des poissons sacrifiés ont développé des armes d’autodéfense. Les nageoires épineuses sont les plus efficaces. Elles sont capables de déchirer la gueule du requin en déchiquetant son ventre, une fois ingurgitées.
Mais quoiqu’on dise, les requins ont la « vertu » instinctive de ne pas se donner en spectacle, quand ils s’accouplent, comme c’est le cas pour les quadrupèdes qui aboient qu’on appelle chiens. Ces derniers deviennent la risée de la race humaine, quand le sexe les allume. Il leur faudrait peut-être un vétérinaire-gynécologue, pour les séparer après coït. Est-ce dû à un défaut de création ou à une malformation congénitale héritée des aïeux-chiens ? Les physiologistes de la faune connaissent la réponse. C’est une question de sphincter et de turgescence sanguine de l’organe mâle. Piégés par l’instinct sexuel, ces animaux dépourvus de morale ne connaissent pas la pudeur. Il est regrettable que certains obsédés de la race humaine veuillent les imiter d’une chienne de manière.
Arrivés à ce stade de copulation, les chiens forment une entité bizarroïde dotée de huit pieds et de deux têtes. Comment se déplacer, quand l’une est rivée vers le nord et l’autre vers le sud ? Ce ’’octa-pède’’ subirait le même sort que l’âne de Buridan, qui assoiffé et affamé, ne savait pas par quelle priorité commencer. Il se laissa mourir, malgré la disponibilité du foin et de l’eau. L’âne des psychanalystes dont Jacques Lacan avait glorifié l’allure aurait choisi la bonne solution, au lieu de périr bêtement.
L’ennui est une question d’intellect. Les bêtes n’ont pas d’intellect. Le passé et l’avenir ne les intéresse pas. Ce qui compte pour eux, c’est le présent dans sa périlleuse instantanéité. L’homme ne peut pas se débarrasser de son passé. Le futur l’angoisse, autant que le présent. Ce dernier a ses propres contraintes, astreintes et complaintes. Tout n’est que frustration, peur, paranoïa, ennui, refoulement, souffrance et mal-être.
A ses débuts sur terre, l’homme avait presque les mêmes besoins que les animaux: le végétatif et la filiation héréditaire, mais l’évolution a affecté non seulement son mode de vie, mais aussi son intellect. Ce dernier a connu un développement extensif considérable, dont l’enchevêtrement s’est intensifié dans la complexité. Le désir et le vouloir, passant de l’état brute et élémentaire au sophistiqué, rendent leur assouvissement quasiment impossible.
« Vouloir plus » : voilà la maladie dont souffrent les mieux lotis et les nantis. Absurdement et de manière suicidaire, les démunis rêvent d’attraper cette maladie.
Quand le désir de possession dépasse le vouloir cela devient dramatique et inquiétant. On souffre parce que la privation fait souffrir. Et comme le champ du vouloir est plus étendu que le champ de la volonté, il faudrait une détermination de fer pour tenter de les synchroniser. Et puis, même en les synchronisant, qui nous protège de l’ennui, cet ogre aux facétieux dons d’ubiquité et d’intrusion?
Il jongle avec les extrêmes: le durable et l’éphémère, la lourdeur et la légèreté, la minceur et l’obésité, le rigide et l’élastique, le virtuel et le tactile, le visible et le dissimulé, le palpable et le vaporeux, le compact et le poreux, le querelleux et le machiavélique, le torrentiel et le soporifique, le glacial et le brûlant, bref, autant d’oxymores réunis autour d’un dysfonctionnement béhavioriste dont les origines sont créées par l’homme. Cela avait commencé avec la sédentarité et les interconnexions qu’elle générait. La sociabilité coincée dans un espace réduit est le fief de prédilection où l’ennui s’épanouit et prospère. L’exigüité crée ses ennuis. Comme elle va de pire en pire à cause de la croissance démographique, le cercle vicieux se répète à l’infini. Sans les frictions que vivre côte à côte a engendrées, au fil des agglomérations, les choses auraient été moins pénibles. La rancune et la vengeance en sont la bûche et la braise. Le présent aurait été moins empoisonné par le passé, si on en avait fait fi magnanimement. La guerre de 100 ans partait de ce postulat. Actuellement, tous les signes avant-coureurs indiquent que le conflit Russie / OTAN finira par le nucléaire, c’est-à-dire le chaos.
«L’ennui est le vide de l’âme comblée», disait un sophiste. Les ermites ont compris très tôt que pour diminuer de son impact, il n’y a pas mieux que la solitude et l’isolement de la populace, même au prix de souffrir des préjudices du dilemme du porc-épic. Ce paradoxe existentiel s’explique en une phrase : pour survivre on doit supporter le mal d’autrui.
Conquise par le consumérisme que la technologie du loisir a densifié, la sociabilité est assaillie par une foultitude de besoins toujours renouvelés. Autrefois, au temps où on utilisait l’empan et la coudée pour mesurer les longueurs, on évaluait les demeures par le nombre de chambres, aujourd’hui, aux temps lasérisés, c’est le nombre de fusibles qui sert d’étalon. Pour éviter la panne généralisée, il en faut un pour la télé, un pour le computer, un pour le four micro-ondes, un pour le réfrigérateur, un pour la veilleuse, un pour la machine à laver, un pour le climatiseur, un pour le séchoir , un pour le parlophone…Cette multiplicité de joujoux complique le calcul de probabilité du bonheur, car potentiellement chaque fusible cache un ennui. En cas d’arrêt intempestif du service, l’ennui devient un sérieux problème. Un appareil de chauffage qui fait Tilt à la saison des neiges, ce n’est pas de l’ennui, mais un problème de survie ou de mort.
Dans son parcours mouvementé, clairsemé de disparitions fugaces l’ennui aime se métamorphoser, comme bon lui semble. Tantôt il choisit la pesanteur, tantôt la lévitation. Il est plus volatile dans sa mobilité, car il possède la singularité de planer au dessus de tout. Dans son phénoménal survol, il est inatteignable par les flèches, comme le 7ème ciel visé par Nemrod.
Comme un caméléon hybride, il peut échapper à tout effort d’identification. A ras de terre, il s’infiltre entre les interstices avec une aisance inouïe. Et puis en tant que parasite socio-affectif, il a la peau dure. L’inoxydable carapace où il s’enveloppe renforce son immortalité. Quand il choisit la lourdeur comme outillage perfide, il agit comme un rouleau compresseur, il écrase l’inécrasable. Et tel un pou avide de sang humain, il se loge confortablement dans les indécrassables mailles du tissu. Flexible, il s’esquive, incassable, il se régénère au gré des circonstances ; et même en tentant ardemment de le conjurer ou de l’amadouer avec des passetemps où le mouvement est l’épine dorsale, il sait, en grand spécialiste de l’attente, qu’à la fin du processus cinétique, il aura l’occasion de refaire surface. On dirait un sphinx renaissant de ses cendres. C’est ce qui rend le bonheur aléatoire. On a beau multiplier les divertissements, les bals masqués et les jeux de société, il réapparait en véritable trouble-fête et en un incorrigible rabat-joie. Parfois, il donne l’air d’être vaincu, mais il prend toujours sa revanche au dernier acte. Les dépossédés de tout n’éprouvent pas de l’ennui, mais de la souffrance, parce qu’ils sont paupérisés et dépourvus du nécessaire. Leurs besoins vitaux sont insatisfaits. Un affamé a besoin de pain, un assoiffé a besoin d’eau pour se désaltérer et un sans-abri a besoin d’un toit, c’est une priorité. L’ennui ne vient taper à leur porte que quand le geste routinier s’installe dans la monotonie asphyxiante et quand la morosité les envahit, en les jetant dans l’engrenage du ’’vouloir plus’’. Le désir de possession crée ses tics et ses manies. Tout confort porte dans ses plis les stigmates de l’inconfort. Les parvenus n’échappent pas aux déconvenues que l’ennui tisse au fil d’Ariane. Prosaïquement, on peut même dire que l’ennui dort insidieusement sous le lit du confort, comme le Horla dont Maupassant a silhouetté la fantomatique parure. Dans sa corrosive texture, c’est l’inconfort qui ternit le luxe.
Ainsi, on a pu distinguer plusieurs types d’ennuis: l’ennui relationnel survient quand on en a marre du comportement d’autrui, des mesquineries répétées à l’infini et des sottises ressassées à longueur de journée. L’ennui nutritionnel, est dû au dégoût que créent les aliments invariants que l’on ingère. Dans les films westerns, on voit que les fayots ne sont pas les plus appréciés par les cowboys.
«Toujours des fayots», s’écrie Jacques Palance dans ''Shato’s Land'' de Michael Winner, en jetant le récipient métallique.
Il y a aussi l’ennui esthétique et l’ennui vestimentaire. Le premier se révèle dans la platitude de ce qu’on présente comme œuvre d’art, on baille ou on fait semblant de regarder le ciel à travers le plafond, le second a un rapport avec l’accoutrement. Ne dit-on pas qu’Untel a un accoutrement ennuyeux ? Côté mondanités, être mal habillé une fois n’attire pas les regards des curieux, mais porter toujours les mêmes vêtements et les mêmes couleurs, comme par exemple les soutanes des curés, constitue un ennui visuel pour les accros de la mode. Par ailleurs, quelqu'un qui porte une épaisse Djellaba en laine brute, sous une température de 40 degrés Celsius, s’il ne s’ennuie pas, il chercher à ennuyer les autres.
Tous les ennuis imaginables et inimaginables peuvent être classés en deux catégories distinctes : ceux qui sont liés à soi et que l’on peut qualifier d’endogènes et les ennuis exogènes qui sont liés aux autres. La galopante urbanité a favorisé l’excroissance de ces derniers.
L’ennui de nutrition est de type mixte, endogène et exogène. En effet, quand on perd la denture, la mastication devient une corvée et le fait de manger devient un ennui. Avec ou sans prothèses, le goût n’est pas le même. L’ennui exogène de nutrition s’érige quand, profitant d’une situation de monopole ou de disette, les spéculateurs cupides vous privent de votre denrée alimentaire quotidienne. Durant la réclusion covidienne, l’ennui viral et l’ennui nutritionnel ne faisaient qu’un.
L’ennui que l’on rattache aux autres dépend de l’angle d’où on les considère. Le libertaire trouve l’esclavagiste ennuyeux et le travailleur ne peut pas faire équipe avec le fainéant qui triche.
« L’enfer, c’est les autres », disait Jean Paul Sartre.
L’ennui philosophique, c’est le manque de sujet philosophique à débattre. Un philosophe qui ne philosophe plus est vaincu par l’ennui.
Même les jeux du hasard ont leur ennui. Valider le ticket de jeu au même guichet finit par créer de l’ennui. Ça s’appelle la poisse. Les organisateurs du PMU-France ont installé des machines à valider, pour éviter que « l’œil humain » sur le ticket fasse éloigner les turfistes du système de jeu.
L’ennui conjugal est de type relationnel. Il guette les couples au bord de la rupture. On cherche un autre partenaire dans la clandestinité et la débauche. Mais l’adultère réveille les passions meurtrières. Souvent, ça finit par le meurtre.
L’ennui parlementaire, c’est quand avant de prononcer le premier mot, on se met à bailler parce que le député a l’habitude de raconter des bobards, les mêmes banalités et les mêmes inepties. Ceux qui s’endorment dans l’hémicycle trouvent dans ses racontars biscornus un somnifère.
L’ennui funéraire ça s’observe dans le cérémonial d’inhumation des chefs d’Etat, on s’endort devant les caméras tv. La rhétorique usitée encourage le processus de l’endormissement.
L’ennui dû à l’engourdissement ou à l’embourgeoisement des sens accentue l’indifférence et affecte la sensibilité créative et récréative.
L’ennui bureaucratique incite à la révolte. L’atermoiement et le laxisme ulcèrent la transparence et tuent à petit feu, l’espoir d’une gouvernance saine. Pas de réponse au courrier envoyé, pas de répondant aux doléances exprimées.
L’ennui du despote est d’une autre texture. Les plus zélés commettent l’irréparable pour en déjouer ses machinations. Comme jeu de divertissement, les sbires du potentat Maximilien tiraient à bout portant sur les Mexicains, comme s’il s’agissait de lapins et non d’êtres humains.
Puisqu’on parle de lapins, alors pourquoi ne pas évoquer le cas du colon anglais Thomas Austin qui mena l’Australie vers la catastrophe écologique ? Comme chasseur paresseux il s’ennuyait. Il voulait du gibier tout prés de lui, sans avoir à parcourir des distances éreintantes. Alors, il apporta de l’Angleterre une progéniture de lapins. Mais il ignorait la relation de cause à effet entre les lapins et la suite numérique de Fibonacci. Il laissa les lapins proliférer de manière disproportionnées, au point d’affecter sérieusement l’écosystème. Les lopins de terre où il y a de l’herbe sont rasés par les lapins. Des millions de rongeurs hypertrophiés en peu de temps équivaudraient à un nuage de criquets. Tout espace vert est réduit en désert aride. Pour assouvir ses caprices, Austin avait provoqué un désastre écologique, dont les retombées néfastes se font observer dans l’Australie d’aujourd’hui.
Il y aura d’autres types d’ennuis à découvrir avec l’Evolution humaine , notamment avec l’apogée des nouvelles technologies, dont l’intelligence artificielle constitue une pierre philosophale pour les industriels aventureux, comme Elon Musk.
Enfin, quand le plus riche homme de la planète s’écrie : ’’ chienne de vie’’, alors qu’il a de quoi hausser le niveau de vie de ses semblables qui n’ont rien, cela signifie que quelque cloche. Ou bien la richesse s’est trompée d’homme ou bien l’homme s’est trompé de richesse. Dans de telles circonstances l’arroseur arrosé devient ’’l’ennuyeur ennuyé’’. Une double tare collée à la même personne.
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