Tandems de cinéma
Par RAZAK
Un
tandem est un attelage à deux. Les tandems qui roulent bien nécessitent
une mécanique bien huilée et une efficacité dans le choix des
itinéraires à emprunter. Ceux qui ont fait carrière dans le cinéma ont
eu des fortunes diverses. On doit leur longévité, plus à l’entente
cordiale, qu’aux calculs pernicieux. Certains n’ont pu être séparés que
par la mort. D’autres ont vu leur destin prendre des directions
opposées, à cause d’un petit malentendu, qu’un peu de sagesse aurait pu
éviter. Ainsi, le premier tandem à citer dans cette étude, est un tandem
familial: les frères Lumières: Louis Lumière et Jean Lumière.
Ces deux inventeurs français créèrent la première usine française pour
la fabrication du matériel photographique et organisèrent l’une des
toutes premières projections publiques et payantes du cinématographe.
Outre-Atlantique, leur émule Edison, qui ne cessait de revendiquer la
paternité du système, avait acquis, à son tour, le brevet d’un
projecteur pour les films du kinétoscope et lance le vitascope. Il
avait, lui aussi, fait tandem avec un autre inventeur moins connu que
lui: Thomas Arma.
Les
Lumières étaient pour le septième art ce qu’étaient Pierre et Marie
Curie pour la chimie et les Grimm pour la littérature enfantine. Un
autre tandem d’origine européenne a fait parler de lui de manière
élogieuse, il s’agit de Sergio Leone et Ennio Morricone. Ces deux
diables d’hommes ont marqué le cinéma universel, avec un genre de
western spectaculaire, baigné dans une musique sibylline. Les deux
hommes se complétaient, parce qu’ils avaient beaucoup d’affinités en
commun. Ennio Morricone étudia l'harmonie et la trompette dans un conservatoire de musique. C'est
son ami d'enfance Sergio Leone qui lui donna l'occasion, en 1964, de se
faire un nom parmi les compositeurs de musiques de film les plus
réputés de la planète. Ainsi les films " Il était une fois dans l’Ouest ", "Le Bon, la Brute le Truand" , "Et pour quelques dollars de plus", sont devenus des classiques. Ils sont le fruit de cette collaboration fructueuse.
Après l’hommage que nous lui avions consacré à Rabat en 1994, et cela avant que les pourvoyeurs des Oscars américains n’y pensassent, nous l’avons auréolé en 2015 du 12e
Prix International de l’Humour ( prix transculturel connu sous le nom de
’’Bouzghiba-Awards’’ ). Pour remettre le Tableau-Trophée au lauréat, on
était allé jusqu’à Rome, fief d’ex-gladiateurs et de légionnaires.
Comme le grand maestro était en tournée européenne, l’Académie Nationale Sainte- Cecilia,
(l’ex-conservatoire) où il avait étudié la musique, a eu la
bienveillance de se charger de le lui remettre, une fois retourné à
Rome. Nous la remercions pour cette affabilité. Nous avions adjoint au
trophée deux exemplaires des tomes 1 et 2 de la monographie dédiée aux
B-Awards. Le premier tome a été édité au Maroc, le second en France. Ce
dernier est déposé à la BNF, au même titre que les trois autres
créations littéraires : ’’Mère Gé face aux tribulations de Père Dé’’,
’’Zona’’ et ’’ Navarenne ’’.
Laurel
(Stan) et Hardy (Olivier), le duo comique du cinéma américain, qui
avait ému des millions de cinéphiles et de téléspectateurs, connut une
fin de carrière tragique. Le premier acteur de taille fine passait pour
l'incorrigible maladroit du cinéma, le second, obèse payait les œufs
cassés. Le tandem était bien lubrifié et marchait comme sur des
roulettes. Et pour ne pas le laisser se briser, les deux partenaires
avaient choisi de ne pas se fréquenter en dehors des plateaux.
Apparemment, il n’y avait jamais eu de discorde entre eux, même si, à
l’écran ils jouaient aux frères ennemis.
Malheureusement,
Hollywood leur a joué un vilain tour. Les clauses du contrat initial
n’ont pas été renouvelées pour rehausser leur salaire. En 1957, Hardy
décède dans la misère. Quant à Laurel, il fut récompensé par un "Oscar
spécial" , avant de rejoindre son compagnon de route, dans l’au-delà.
Les jeunes générations qui n’ont pas encore vu les films de ce duo
humoristique, auront grâce au zapping, l’occasion d’apprécier leur
talent, soit en analogique ou numérique. Pourvu que l’on se fixe, via le
décodeur, sur la longueur d’onde appropriée. Au lieu de ces sitcoms
débiles, (sitcoms de mangeaille, aimerions-nous dire), qu’à
l’accoutumée, les chaînes arabophones présentent au mois de Ramadan, une
rétrospective de ces célèbres comiques (Laurel et Hardy, Charlie
Chaplin, Mark Sennett …) intercalée des meilleurs sketchs locaux aurait
fait l’affaire. Cela permettrait de mesurer le talent des uns et des
autres et de faire de la télévision un outil de progrès, non pas une
drogue abêtissante. Youtube reste un support de culturation massive. Il a
des atouts indéniables. The best of Laurel and Hardy, restent : "Au Far
West", "Livreurs, sachez livrer!", "Les Compagnons de la nouba", "Têtes
de pioche", "Les Conscrits" et "Drôles de locataires" .
Revenons
en Hexagone, l’allusion en vaut le rappel. Les deux acteurs connus sous
le nom de Jean Paul Belmondo et Alain Delon ont failli réussir leur
tandem, à l’époque où le cinéma français était apprécié par de nombreux
cinéphiles maghrébins. Mais le destin en a décidé autrement. Le succès
de "Borsalino" augurait d’une belle relance. Mais ce n’était qu’un
mirage. Faisons remarquer que les acteurs chevronnés tels : Lino
Ventura, Jean Gabin, Gérard Philipe, Louis Jouvet, Raimu, Michel
Constantin et Jean-Louis Trintignant pouvaient facilement faire tandem
entre eux, mais les scénaristes et les réalisateurs les préféraient
évoluer plus en solo qu’en duo, dans des fictions de moins en moins
attrayantes.
Roger Moore et
Tony Curtis ont essayé de faire tandem dans une série qui passait très
bien: "Amicalement votre", mais leur itinéraire bifurqua aussitôt le
tournage terminé. L’un sera sollicité pour endosser le costume de James
Bond (’’Vivre et laisser mourir’’, ’’L’Homme au pistolet d’or’’ …)
l’autre se contentera d’apparitions occasionnelles.
En
1969, Robert Baker réfléchissait à un télé-feuilleton où il mettrait en
opposition deux personnages fondamentalement différents, mais unis par
une solide connivence. Ce fut "Amicalement votre". Acculés à jouer aux
détectives malgré eux, les deux personnages sont décrits comme une
complémentarité dans l’adversité caractérielle. Laissons le juge Fulton,
qui est aussi un des personnages-clefs de cette série, décrire ce
tandem en ces termes: « Le premier est un sang-bleu issu d’une grande
famille, Lord Brett Sinclair …l’autre est plutôt différent, un
arriviste, Danny Wilde ...L’un sans l’autre, ils n’ont aucun intérêt
pour moi. Ils ont tous les deux une certaine valeur, mais additionnés,
comme en chimie…Prenez deux produits relativement peu dangereux, disons
du nitrate et de la glycérine. Mêlez ces deux produits et vous allez
obtenir une combinaison explosive ! » . Le scénario, rappelons-le, est
de la plume de Brian Clemens.
Vers la fin des années vingt du siècle dernier, Salvador Dali, le peintre surréaliste
né en catalogne, a fait tandem avec Luis Buñuel et le résultat fut un
des plus ahurissants. Le duo a donné à voir deux films d’une écriture
cinématographique inédite: "Un chien andalou"
et "L'Age d'or". Mais le succès a transformé les deux partenaires en
coriaces adversaires. Chacun minimisant l’apport de l’autre. C’était du
cinéma surréaliste avec des images syncopées, violentes et des allusions
iconographiques d’un autre monde. Sur la pellicule de cellophane, comme
sur ses toiles, Dali a su imprimer sa griffe. La réalité est
transcendée, pour devenir un succédané de clichés oniriques où le
cauchemar pouvait s’immiscer sans demander l’autorisation. Les acolytes y
trouvaient matière de jouissance intellectuelle et libidinale.
Les
deux courts-métrages font sensation. Mais le tandem se brise, car le
deuxième film sortira sans le nom du peintre au générique. Dommage, pour
le cinéma d’auteur. La cause est si futile que les cinéphiles devraient
les plaindre. Dans la brochure de présentation du film, Salvador Dalí
écrivait:
«
Mon idée générale en écrivant avec Buñuel le scénario de L’Âge d’or a
été de présenter la ligne droite et pure de "conduite" d’un être qui
poursuit l’amour à travers les ignobles idéaux humanitaires,
patriotiques et autres misérables mécanismes de la réalité ».
Mais
Buñuel fut vexé. Il dut rompre avec l’un des amis les plus créatifs.
« À ce moment-là, Dalí et moi avons mis un terme à notre amitié. Cela
s’est passé précisément trois jours après le début de notre
collaboration », confiera-il.
Côté thriller, l’australien Mel Gibson et l’américain Danny Glover ont
eux aussi fait tandem dans "L’arme fatale". Vu le succès commercial
remporté par le premier film, on récidive avec plusieurs autres
productions portant le même titre. La réalisation est signée Richard
Donner. Les deux coéquipiers ( Black and White ) ont dû beaucoup
souffrir dans le film, car leur mission n’était pas de tout repos. Rien à
voir avec les flics bon chic bon genre de Miami, qui circulent en short et sur des bicyclettes.
Le
cinéma indien a , lui aussi, ses tandems. Amitabh Bachchan et Shah Rukh
Khan en est un des plus populaires du sous-continent asiatique. Les
deux méga-stars indoues ont partagé l’affiche dans plusieurs films dont
"Mohabbatein","Veer Zaara" et "Kabhi Khushi Kabhie Gham".
Que
peut-on conclure de cette étude, que nous aurions aimé présenter sous
forme de film documentaire, si les moyens de production étaient
disponibles ?
Primo: la catégorisation fonctionnelle qui facilite outre mesure la
classification est fondamentale pour l’approche. Ainsi, poussée à
l’extrême, l’analyse nous permet d’identifier deux catégories
distinctes: des tandems d’initiation et de conception (comme les frères
Lumière, Leone-Morricone …) et puis des tandems d’exécution (on y
retrouve tous les acteurs et comédiens précités) , ainsi que deux
colorations caractérielles sous-jacentes: des attelages consensuels et
oppositionnels. Laurel et Hardy est un tandem oppositionnel d’exécution
tandis que Dali et Buñuel formaient un tandem consensuel d’initiation
avant de s’écarteler.
Secundo:
L’absence quasi symptomatique de tandems de cinéma exclusivement
féminins. Certes, on a vu Uma Thurman faire tandem avec Meryl Streep,
mais c’était fugace. Peut-être que dans les années à venir, on pourrait
en voir de plus pétillants et plus solides. Tandis que les tandems
"homme/femme" sont innombrables. L’attirance sentimentale en est le
ciment. Mais la plupart d’entre eux est de type exécutionnel. Songez à
tous les couples célèbres qui ont partagé de manière répétitive,
l’affiche dans des chefs-d’œuvre cinématographiques.
Tercio:
La présente étude peut être étendue à tous les autres arts sans
exception. En musique et poésie par exemple, nous aurons une panoplie
d’attelages réussis tels que Joan Baez-Bob Dylan, Simon et Grinfuncul,
Oum Kalthoum-Ahmed Rami (le poète écrira à la diva égyptienne plus de
100 Kassida), Fouad Najm-Cheikh Imam, Fairouz-Rahbani, Marcel
Khalifa-Mahmoud Darwish, Léo ferré-Aragon. Côté terroir populaire, les
duos Karziz et Mahrach, Kachbal et Zeroual sont des tandems d’un genre
spécial. Ils mettent des gags dans de la musique folklorique.
Le
ballet a aussi ses tandems qui font vibrer la foule , comme le russe
Rudolf Noureïev qui fut souvent associé à Margot Fonteyn, la danseuse
étoile britannique, qui reçut en 1979 le titre de "Prima Ballerina
Assoluta" (Première Ballerine Absolue). La littérature regorge de
personnages fonctionnant en tandems, avec les connotations
sus-indiquées: Don Juan et Sganarelle, Don quichotte et Sancho Pansa, Jean Valjean
et Javer… Côté auteurs, le duo Sartre et Simone de Beauvoir fut un des
plus influents du siècle dernier. Le théâtre universel en offre une
multitude. Dans "En attendant Godot" les deux protagonistes Pozzo et
Lucky forment un tandem fantastique dans l’adversité intellectuelle la
plus absurde.
Bziz
et Baz, l’un des plus célèbres tandems marocains de l’humour caustique,
a passé lui aussi du tandem consensuel à l’oppositionnel, avant de se
disloquer. L’un n’a pas de problème avec les médias audiovisuels
officiels, l’autre est proscrit depuis de nombreuses années, pour des
raisons inexplicables et absurdes.
Quand
un tandem fonctionne à merveille, le répertoire s’enrichit et les
belles choses passent directement en postérité. Mais quand sa mécanique
tombe en panne, c’est le "sauve-qui-peut" qui prédomine. Dans ce cas,
l’histoire de l’art n’en retient que les débris de casse et les dégâts
difformes. Elle s’appauvrit ou plutôt elle s’enrichit de banalités,
vides de sens.
Avez-vous
pensé aux belles œuvres qui pourraient être cosignées par Dali et
Buñuel, Fouad Najm et Cheikh Imam, si l’adversité ne les avait pas
séparés à jamais, et puis au fou rire que Bziz et Baz provoqueraient à
la télé ou dans les salles de spectacles si, à nouveau, ils refaisaient
tandem ?
*Note
de l’auteur: Pour ceux qui apprécient ce que nous écrivons sur le
cinéma, on signalerait que le deuxième tome du livre « A Voix nue,
chroniques cinématographiques » sera publié prochainement. Dans l’année
2018, qui vient à pas pressés, il y aura une autre surprise.
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