Monday, June 13, 2016

Ophélie et le beau cadavre



La qualité dans l’art a pour synonyme beauté. Elle devient  exquise quand tout baigne dans l’harmonie et la perfection. Cependant, comme une vérité fuyante, il n’est pas aisé d’en apprivoiser ce qui fuit et il faut parfois un peu d’espièglerie pour en déceler l’insaisissable contour et repérer sa virtuelle trace. La beauté est volatile. Elle a son parfum spécifique. Quand le sentier est dépourvu d’embûches et d’épines, ses enivrants effluves la devancent, comme les guides cérémonieux qui précèdent le cortège des nymphes. Là où elle fait escale, elle laisse une trace, rehaussée de sa bellissime et vaporeuse signature.
Quant à la laideur, elle est lourdaude et mollassonne. Elle empeste les pistes que nonchalamment elle arpente, comme une dévergondée, non désirée par tous. Tout  derrière elle est nauséabond et putride.
La jalousie est une laideur, la traîtrise est une horreur. Shakespeare a bâti son œuvre sur les décombres de ces deux lacunes qui entravent les relations et enveniment l’existence humaine.
’’Plus doué que moi, tu meurs’’, les cancres qui ont un cœur décimal, répètent sans cesse ce décadent ultimatum. Mais la beauté de l’intelligence finit toujours par sauver celui qui se soumet à son suave culte.    
Où se trouve donc la beauté dans Hamlet que moult cinéastes ont remis au goût du jour après la déferlante théâtrale? Dans le suicide de l’innocente Ophélie. La mort pourrait-elle être belle ? Là réside le paradoxe shakespearien. Ses illustres personnages féminins, autour desquels les passions s’enchevêtrent fiévreusement, meurent dans l’absolu désarroi, en laissant de beaux cadavres. Or un beau cadavre peut-il signifier une belle mort ?
Desdémone (Othello)  et Juliette sont des Ophélie que les clivages familiaux ou ethniques, aggravés par la mauvaise rumeur, mènent à la mort prématurément. Décédées  avant le temps, elles  laissent de très beaux cadavres sans toutefois avoir une belle mort. Desdémone fut assassinée injustement par son propre mari (Othello le Maure), quant à Juliette elle se sacrifia à son amoureux en  buvant du poison. Ces jeunes femmes exceptionnelles, belles et généreuses par essence, forment l’ossature des tragédies de ce brillantissime auteur. On ne saurait imaginer une dramaturgie Shakespearienne sans leur fugace et magique apparition.
Shakespeare avait le don inné de jongler avec les paradoxes sentimentaux et pour le choix des familles où se joue l'intrigue il voyait haut. Si Hugo avait déifié des petites gens comme Cosette et des sans famille comme Gavroche, le poète-dramaturge  britannique s’intéressait à la vie des rois  et des aristocrates. Cependant, son œuvre est tapissée  d’oxymores existentialistes. Il en fait son gisement esthétique. Ainsi, telle une pépite d’or, la beauté ressurgit au détour d’une réplique ou d’une phrase sentencieuse : «To be or not to be. That’s the question» (être ou ne pas être,  telle est la question). Sartre en a la sienne : «l’enfer, c’est les autres»
En bon joaillier de mots, Shakespeare ciselait ses pépites langagières en retravaillant la rhétorique et perfectionnant l’intonation sonore. C’est pour cela que ces drames s’achèvent dans l’harmonie et s’exaltent savoureusement dans la pertinence. Ces belles femmes qui retrouvent la tombe à la fleur de l’âge nous rappellent, par delà  la juxtaposition métaphorique, une chose fondamentale : la beauté est extrêmement fragile et éphémère. Elle est  constamment menacée. Le leitmotiv shakespearien retentit dans le tréfonds de notre être. Il laisse des traces indélébiles dans les esprits. C’est toujours l’être le plus frêle qui suscite les passions les plus fortes et les plus folles. La preuve, on a consacré plus d’œuvres iconiques à ces femmes fragiles qu’aux autres personnages masculins, malgré l’allure chevaleresque de certains d’entre eux. Il existe une immense galerie de portraits d’Ophélie et de Desdémone et puis les peintres inspirés emphatiquement par  ces personnages de fiction ne sont pas des moindres (Delacroix, Arthur Hugues, John Millais ….). Il y a même un  poète innovateur (Arthur Rimbaud)  qui a écrit un très beau texte poétique sur Ophélie et qui a été transmué par la suite en opéra avec la sublimissime Maria Callas. Enfin, une des plus belles chansons de Johnny Hallyday que beaucoup de gens apprécient reste Ophélie. Il l’a chantée avec le London Philharmonic. Son lyrique est un des plus pathétiques. Bien choisis, les vers sont d’une frémissante beauté:

« Ophélie tressant des guirlandes
Vient présenter comme une offrande
Des fleurs, des branches

Pour caresser ses boutons d'or
Pour respirer son jeune corps
Le saule se penche »

RAZAK

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