FEUILLET LITTERAIRE ET PHILOSOPHIQUE
L’aérotype
Par RAZAK
Je
suis un cynique et fier de l’être. Je le dis comme on dit « je suis un méticuleux
», ou « je suis un tuberculeux ». Pour tout avouer, je ne suis pas devenu
cynique par apprentissage, influence ou par
mimesis, en lisant Gogol ou en buvant, jusqu’à la lie, Mirbeau et Schopenhauer
et puis encore moins en suivant la philosophie abrasive du célèbre objecteur de conscience Diogène
de Sinope, dont les rapporteurs de l’époque disaient qu’il était « Socrate
devenu fou ». Ce grand troubadour, parfaitement saint d’esprit et physiquement
apte aimait être simple et détestait tout ce qui est clinquant et brillantine. Il faisait de son malpropre tonneau un château
de luxe où les moisissures seraient des dorures et les ratures
des tentures de soie. L’homme-philosophe s’érigeait contre la vanité humaine, la cupidité et l’égoïsme dont le pouvoir de possession est la pierre
angulaire, la clef de voûte de tout un
édifice en équilibre instable. Le moindre vacillement le fait ébranler. Le
moindre tressaillement le fait gueuler dans son lit de mort.
Pour
ce qui me concerne, ce sont les intimes et ceux qui, par étourderie et puis par
excès de crédulité, je prenais pour des amis,
m’y ont poussé. Ce cynisme que, par-dessus la morgue, je qualifierais de
libérateur, me ravit. Je le sens circuler dans les veines qui irriguent le cerveau et les
trippes. Je m’y complais, tant il m’épargne le vain et éreintant effort de
marcher droit au milieu de gens qui zigzaguent et me sauve des élucubrations mensongères
qui rendent l’homme esclave de son langage. Le moindre lapsus se traduit par du
remord. La parole a son côté cynique. Même la plus aseptisée pourra causer des
dégâts incalculables, si on a une langue déliée, une bouche sans sphincter, une
canalisation sans clapet.
Face
au pétrin que parfois le parler franc transforme en traquenard, l’on souhaite
faire partie des muets et de ceux qui ont la langue fichue. Les langues
fourchues sont, par nature, proches du guêpier. Le mutisme circonstanciel a l’avantage d’éviter les inconséquences
fâcheuses, surtout quand on vit dans un coin
où la liberté est bannie. Et puis, contrairement aux bavards, les muets n’engagent
que leurs intraduisibles mimiques. Les juges de ces derniers temps, de plus en
plus intéressés par les errements de la parole que par la gravité des actes
commis, ne trouvent rien à incriminer chez les muets. C’est le seul cas où
l’incomplétude s’apparente à une vertu et le handicap à un bouclier protecteur.
On
ne naît pas cynique, on le devient et un cynique cultivé est mieux qu’un
cynique inculte. La trahison est une vile affaire et la mort est la chose la
plus sérieuse qui soit. Que l’on soit cynique ou non, riche ou pauvre, elle
guette tout le monde. Ainsi, quand on a la malchance existentielle et
chromosomique de vivre dans un bled
arriéré où les iconoclastes de tout poil brillent par leur incurable stupidité,
leur minable idiotie et leur effronterie liberticide, outrancièrement exhibée à tous les
étages de la société, dans le but de museler les voix sincères jaillissant de
têtes bien nées et prendre en otage les têtes endurcies que
l’air biscornu égare en permanence , cela devient une calamité. Elle s’ajoute
aux autres perfidies imposées par la doxa dominante que le génial George Orwell
rattache au mystérieux et ténébreux Big
Brother, un tyran sans pitié et sans scrupule. Ce « Contr’un »
est contre tous. Il inverse les valeurs, en les transformant en contresens. Tout
un cycle d’attaques nocives et de brimades visant la dénaturation de la nature
humaine, par le domptage forcé des gens, notamment ceux qui ne veulent pas penser
bête ou du moins tenter d’en voler l’apparence, car quand tout est galvaudé, il y a risque de
confondre les profils et les
rôles, les sentiers et les destinations. La pensée libre a besoin d’un espace adéquat
pour s’épanouir. Un champ fertile où il n’y a ni tournants, ni entraves,
ni cloisonnements, ni épines.
Le
dire vrai est plus reposant que la dire flou. Le reste n’est que verbiage déviant. Cependant,
ce qui mérite d’être rappelé, c’est
d’éviter les pièges tendus par les assassins de la parole débridée, les
brigades du conformisme et les fossoyeurs de toute belle chose en l’homme. La
pensée en est la plus primordiale.
La
chambre 101 où l’innocent Winston a subi le formatage dirigiste et
unidirectionnel attend et guette les amoureux de la parole libre. Ce sont les
unijambistes qui freinent les coureurs et ce sont les conformistes qui brisent l’élan des
novateurs.
L’image
est une arme. Au lieu de divertir et d’instruire, la télévision mise au service
de la minorité dominante est acculée à faire la sale besogne, d’abêtir la populace,
et au besoin, de l’ameuter dans une
chasse aux sorcières sans gloire aucune. Quand elle tombe en panne, elle tend
la main aux contribuables, qu’elle n’a que trop mal servis. Cette servitude
volontaire mettrait en colère Etienne de la Béotie qui voyait dans la
soumission aveugle une absurdité.
Les
acculés au mutisme forcé traquent les diseurs de bonnes vérités. Asservi par
embrigadement prémédité, le rectangle de plasma devient un perfide œil de
surveillance, de délation, un fouet de flagellation et une paire de menottes. Les
tyrans se servent de cet instrument de
torture pour mâter le peuple. Le dressage passe par les yeux avant de se
concentrer sur les habitudes. Les aèdes engagés et les chantres de vérité sont
mis au cachot, tandis que les idiots se moquent d’eux, en toute liberté. Il y
en a qui, poussant la bêtise à son paroxysme, veulent les rééduquer
« ministériellement » en utilisant l’outillage sanguinaire de
« la chambre 101 ». Interdit de chanter, interdit de se solidariser
avec autrui , interdit de rire, interdit
de prédire, interdit de s’exprimer librement, interdit de faire et interdit de
ne pas faire , interdit de plaire et interdit de ne pas plaire , interdit de
sentir, interdit de respirer, interdit d’aimer… Vous devinez dans quelle jungle
on vit.
Qui a encouragé ces potentats à commettre de telles bavures et à lancer de
tels provocants défis ? Qu’un ministre du bétail adresse son discours animalier
aux habitants de poulaillers, de
basses-cours et des enclos d’équidés, cela pourrait se comprendre. On est dans
le même contexte sémantique. Mais en s’adressant à ceux qui paient les salaires de son ministère, cela s’appelle UBU-ministre. C’est du
Caligula déguisé en berger.
Etant
donné qu’on parle zoo, il serait opportun de rappeler que si les animaux, venus après l’avènement darwinien de
l’Evolution, avaient saisi le sens profond de ses révélations, ils auraient
échappé au massacre. Ce qui est navrant, c’est de remarquer que les poules n’arrêtent
pas de pondre des œufs, malgré le carnage qui les attend. On dirait qu’elles y éprouvent un
plaisir masochiste. Si elles avaient su qu’après la décapitation, on les plonge dans l’eau bouillante et on leur ôte les plumes, elles
auraient fait d’un duvet un puissant organe
de vol et de décollage, pour échapper au massacre. Les dindes sont encore plus
stupides que les poules. Comme des arriérées
de l’espèce animale, elles se laissent faire. Les narines pleines de morve et les ailes
paralysées, elles ne servent qu’au Toussaint chrétien et à « Hagouza », la petite
fête musulmane. Les souris sont plus rusées que ces volatiles qui marchent paresseusement,
au lieu de faire usage de leurs organes
de propulsion, comme font les aigles,
avec fierté et orgueil. Encore une fois, il ne faut pas confondre
aérotype et « morveux-type ».
Le
savoir qui ne se traduit pas en actes est un savoir obsolète, une coquille
vide. Les malins de la politicaillerie ont vite compris le subterfuge : il
ne faut pas cultiver les gens, car un peuple cultivé est un peuple dangereux et imprévisible. Les
requêtes et les revendications sont proportionnelles au degré de conscience atteint. Il faut coûte
que coûte que cette imprévisibilité et cette soif revendicative soient
circonscrites précocement et tuées dans l’œuf, afin d’éviter les pépins du
futur.
Le
stéréotype est une vilaine machinerie.
Ceux qui prônent ce système d’uniformisation savent à quoi s'en tenir, dans leur
ruée cabalistique. Mais ils oublient que la richesse émerge de la diversité et ne résulte pas de l’uniformisation. Cette dernière est la source
de tout endettement. Quand le cumul de la dette extérieure atteint des
proportions effrayantes, le pire serait à attendre. Le colonialisme y a trouvé
les motifs pour son expansion. Il n’y a qu’à relire les pages de l’Histoire.
Soit payer les arriérés, soit perdre sa souveraineté, telle est la leçon à
tirer du passé.
Ainsi,
si pour le machinisme, cette uniformisation mécanique pourrait générer du
profit, à l’échelle humaine, elle est contreproductive, puisqu’elle réduit tout à un conglomérat de
pantins exerçant les mêmes mouvements et
agissant de la même façon, sous la contrainte. La charge punitive extrême, en
est le retour au moule de fabrication et au four de réajustement où on enlève
les excroissances, on rabote les bosselures, on colmate les brèches à colmater,
comme retouches nécessaires au cycle comportemental.
Les animaux sont les premiers à servir de cobayes pour un tel remodelage
effectué sous pression. Il suffisait de les dompter par le coup de fouet. Quand
les sévices n’aboutissent à rien, on tente la voie digestive. Pavlov en a esquissé des
pistes prometteuses, en expérimentant des procédés de servage sur les
quadrupèdes qui aboient. Entre l’espèce animale et la race humaine, il y a des
recoupements physiologiques insoupçonnés.
Au
stéréotype, j’oppose l’aérotype, un concept sorti de mon imagination déjà
bourdonnant de mille projets. Ainsi, si le stéréotype se limite à une seule
gamme et à un seul label, l’aérotype est
intrinsèquement né pour la liberté d’être et pour la diversité d’approches.
Doué d’une sensibilité à toutes épreuves et à fleur de peau, l’aérotype trouve
son élan dans l’étendue spatiale. Pour les êtres humains qui portent cette
noble étiquette, la spiritualité spatiale est plus vaste que la vastitude cosmique.
Icare fut une incarnation physique de cet aérotype visionnaire. Il voulait
concrétiser un rêve qui n’intéressait que
les dispos au rêve. Ibn Farnass
le berbère et Léonard de Vinci ont repris le flambeau de l’aérotype bien
décidé à percer les mystères de l’aérosphère, parce qu’ils étaient des rêveurs
éveillés qui aimaient respirer l’air libre et planer dans l’espace, comme bon
leur semblait.
Au
niveau comportemental, ils formaient deux aérotypes de type goéland. La propreté de
leur caractère respectif transparait à travers la propreté de ce qu’ils
faisaient ou projetaient comme projets à léguer à la postérité
Le
goéland est une créature merveilleuse. Digne de tous les éloges, cet aérotype est un grand
séducteur. D’ailleurs comme on peut aisément le vérifier linguistiquement, on
trouve dans l’architecture de son
nom les entités « go » et
« elan ». C’est du pur turbo haute cylindrée. Quant aux chauves-souris
et aux mouettes, on trouve des entités dégradantes : « souris »,
« chauve » et « mou ». Tout cela pour dire que l’on n’a pas
la finesse et le même goût que le
goéland. L’aveuglement et les immondices d’ici-bas les enlaidissent. Le relent
des déchets ingurgités leur empestent l’haleine. C’est pour cela que leur plumage
cache à peine leurs pourritures nauséabondes. Elles sont nées pour les saletés,
les mesquineries et les bassesses. On en trouve des nuées dans les dépotoirs
publics, les marécages d’eaux usées et
insalubres. Cependant, l’on se demande quelle immunité microbienne les aide à
proliférer démesurément. Leurs déjections usent le métal et leur acidification efface
les peintures et dénature les revêtements pigmentaires les plus résistants.
Les
créatures ailées ne sont pas toutes des aérotypes au sens où nous l’entendons,
c’est-à-dire des types singuliers qui
aiment l’air libre et qui ne laissent personne leur cacher les rayons du soleil.
Ils réagissent aux assaillants, qu’ils soient des rois ou des empereurs. Diogène notre « cynique en
chef », en plaçant bien la réplique
qu’il fallait et au moment propice, avait
ôté l’impérialité à Alexandre le Grand, quand ce dernier voulut le séparer de
son tonneau et l’emmener au palais comme hôte distingué. Diogène vit dans cette main tendue non pas un parasol
d’acclimatation et de sauvetage mais un voile,
un prélude à une véritable mainmise. Laissons le soleil aux aérotypes et les l’espaces
exiguës aux stéréotypes.